La chose en soie

 
 
Dans la fin de la section précédente, on a analysé la logique interne de la démarche de Duchamp, son autopoièse, sa dialectique. 

Pourtant, très probablement, la conscience qu'a pu avoir Duchamp de son propre mouvement - et ceci en dépit de l'extraordinaire cohérence intellectuelle dont il fait preuve - a  été fort différente de l'analyse un peu sèche que j'ai donnée plus haut.   

Il est intéressant de rechercher quelle vision Duchamp lui-même a pu avoir de son approche, jusqu'à quel point il a pu s'en faire une idée intégrée, et aussi de détecter quelles connexions il s'est trouvé ou non en mesure d'établir entre les divers aspects du domaine qu'il a exploré.   

On peut d'abord voir  le cheminement  qui conduit au ready-made, comme un simple résultat des réflexions issues de la préparation du Grand Verre, puisque le fait d'incorporer des objets à un verre conduit à pouvoir les incorporer à autant de perspectives différentes qu'il y aura d'environnements dans lesquels le verre sera placé.   

Et le moins que l'on puisse dire, c'est que Duchamp en est pleinement conscient, puisqu'il écrit: "La transparence du verre est importante, car elle crée un effet de profondeur au lieu de ces arrière-plans ennuyeux que l'on trouve dans les tableaux"  

"Si un peintre laisse sa toile blanche, il propose là encore quelque chose que l'on peut considérer comme une présence. On ne peut pas dire autant du verre dont les parties vides ne retiennent l'attention que par leurs relations avec le lieu d'exposition et le point de vue du spectateur. Chaque image sur le verre a une fonction précise et rien n'y est surajouté pour remplir un espace vide ou plaire à l'œil"   

On voit bien que le ready made est déjà logiquement présent dans l'expression "relations avec le lieu d'exposition et le point de vue particulier du spectateur", puisqu'il ne s'agit de rien d'autre dans le cas du ready-made que de la modification de ces deux éléments.   

Comme on peut se douter - rien qu'aux diverses expérimentations de pigments "exotiques" (rouille, poussière, etc...) auxquels il s'est livré - que Duchamp a très vite envisagé d'incorporer des objets tout faits au Grand Verre, on peut aussi bien dire qu'un ready-made n'est rien d'autre qu'une des parties "non vides" d'un verre dont on a ôté le verre.   

On peut aussi explorer quelle a pu être l'approche de Duchamp d'une autre façon.   

Ainsi on peut légitimement considérer qu'au moment où il songe à entreprendre le Grand Verre, Duchamp s'est déjà accoutumé a voir en quatre dimensions.   

Et on peut alors  conjecturer qu'il a pu repérer assez vite la perspective temporelle dans laquelle se trouve plongé tout objet construit de main d'homme, à savoir son usage, l'ensemble des situations dans lesquelles il pourra être utilisé...  
Comme la perspective classique, c'est essentiellement un piège. Mais pour peu qu'on laisse son esprit errer autour de ce futur à quoi nous destinons les choses, on voit assez vite tout ce que ce futur comporte d'exiguïté et d'arbitraire. Et en fait, il se trouve que toute extension du cadre fort strict de l'emploi utilitaire d'un objet produit quelque chose de l'ordre d'un ready-made.   

Et le premier ready-made, "Roue de bicyclette" (1913), n'est d'abord que cela.  
D'ailleurs, ce n'est pas un ready-made au sens classique que Duchamp donnera ensuite à ce terme.  C'est beaucoup mieux et  plus que cela. 
Car le concept de ready-made est en fait une restriction à une sémantique strictement anti-artistique du polymorphisme latent dans "Roue de bicyclette" Duchamp, précisément dans le ready made, ne dépasse pas l'art dans l'exacte mesure où il s'y oppose, comme en témoigne l'idée anti-artistique (et non pas an-artistique comme le dira Duchamp plus tard) du "Ready made réciproque - se servir d'un Rembrandt comme planche à repasser."    

"Roue de bicyclette" est simplement d'un objet dont le contexte utilitaire - usuel - a été assez abruptement modifié. Et il faut aussi reconnaître que la moindre atteinte au caractère utilitaire d'un objet apparaît immédiatement comme l'irruption de quelque chose de l'ordre de la folie. [1]    
Aussi La "Roue de bicyclette" de Duchamp est-elle  rationnellement, délibérément, systématiquement folle. Elle est l'acte de naissance du surréalisme, son plus rigoureux et son plus exemplaire manifeste. Et elle dit quelque chose d'extrêmement profond et de simple quant à la nature du surréalisme, quelque chose dont Breton ne s'est probablement jamais aperçu.    

Car enfin, dans cette roue de bicyclette inversée et soudée à un tabouret, c'est toute la perspective surréaliste qui apparaît, dans son aspect le plus central et le plus constant, qui est d'être une rébellion contre l'usage. Qu'il s'agisse de l'usage des objets ou - ce qui est au fond identique - des bons usages. Le surréalisme, comme l'avait vu Rimbaud [2] est le dépassement radical de la technique, l'au-delà de toute technique   

Ainsi, lautomatisme, par exemple, n'est qu'une façon de més-user de l'esprit. De s'en servir comme il n'est pas convenu de le faire, ou bien, plus précisément, peut-être,  comme il est convenu de ne pas le faire. L'automatisme n'est rien d'autre que de mettre l'esprit en roue libre. Il est déjà logiquement inscrit dans "Roue de bicyclette" .    

Et ce dynamitage de l'usage commence par celui des mots - je veux dire classiquement, mais non pas historiquement, car Duchamp en 1913 a le mérite de l'antériorité - "Si l'on introduit un mot familier dans une atmosphère étrangère, on obtient quelque chose de comparable au dépaysement en peinture, quelque chose de surprenant et de nouveau... [on découvre alors] des significations imprévues, dues aux relations qui s'établissent entre les mots disparates... Parfois se dessinent quatre ou cinq niveaux de signification différents " [M. D. entretien avec Kuh][in A.S. P45]   

" J'aime les mots dans un sens poétique. Les calembours sont pour moi comme des rimes... Le son des... mots engendre à lui seul une réaction en chaîne " [M. D. entretien avec Kuh][in A.S. P45]   

Ce mouvement particulièrement concret du calembour, si omniprésent chez Duchamp est le même que celui du ready-made, le même encore que celui de la poésie selon Lautréamont, Reverdy et Breton. Celui qui est désigné par "la rencontre fortuite sur la table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie". Son essence est d'être un attentat à l'usage, du même ordre, et au fond identique à un attentat à la pudeur [3]   

Et la conscience qu'a Duchamp de cette situation est plus radicale parce que plus proche de la source, plus proche du concret, plus proche de cette visibilité pratique, technique,  qui est au coeur  de tout véritable antidote des errances religieuses ou magiques.   

Car l'approche de Duchamp - quoi qu'on ait pu en dire - est d'abord visuelle. Il voit immédiatement les mots sous leur aspect physique. Il voit les mots comme une matière colorante comme en témoigne Arturo Schwarz : "il m'a aussi confié que l'habitude de donner un titre aux ready-mades provenait du désir qu'il avait de donner une couleur verbale à l'objet. Interviewé en 1946 par Sweeney, il affirma : " Pour moi le titre était très important"" [A.S. P46].   

Duchamp se laisse porter par la logique, par l'opératoire, par la  logique du faire, qui transgresse sans souci les dualités convenues de l'abstrait et du concret. Il voit les mots comme des objets dans un contexte, dans un contexte qui n'est plus du tout restreint au contexte particulier - et fort étroit - du langage. Il perçoit l'identité de la nature des mots et de celle des objets, à ce point que les tous les mélanges deviennent possibles et que Duchamp peut en toute rigueur et cohérence, définir un ready-made, comme "un calembour à trois dimensions" [M. D. ][in A. S. P46]   

Car il n'est guère possible à quiconque vient d'apercevoir l'étroitesse des conventions picturales de tolérer bien longtemps celles de la langue. C'est pourquoi après avoir exercé son sens de la dérision sur l'art visuel, Duchamp fait feu sur le langage : "Le premier stade de sa réforme du langage concerne la création d'un alphabet , dont les lettres sont conçues comme des signes élémentaires tels que le point, la ligne, le cercle ; leur signification varie en fonction de leur position. Puis il en vient à l'idée d'abandonner tout à fait l'alphabet et de le remplacer par des films qui exprimeraient la signification de groupes de phrases ou de mots. Quand enfin il retourne à la notion d'alphabet, il projette de le baser sur des segments des "stoppages étalons"" [A. S. P42] [D'après M. D. Notes 26, 27, 29]   

Il importe de se représenter l'énorme quantité de concret - de possible - stockée dans le "hasard en conserve" d'un "stoppage-étalon", rien d'autre que la forme prise par un fil d'une longueur de 1 mètre lâché d'une hauteur de 1 mètre, c'est à dire simultanément une unité de mesure et le tout le dérisoire de la mesure.   

Ce qu'il y a d'inadéquat et même de franchement choquant pour Duchamp dans le langage, est de même nature que ce qu'il y a pour lui d'inadéquat et de choquant dans l'œuvre d'art : " ce qui est mort ne devrait pas être à ce point plus fort que ce qui est vivant. On doit apprendre à oublier le passé, à vivre sa propre vie dans son propre temps " [M.D. " A Complete Reversal of Art Opinions " - 1915] [in A.S. P32]  

Car le langage après tout n'est jamais qu'un modèle, un modèle que le faire dépasse, comme le faire dépasse tous les modèles parce que les modèles eux-mêmes sont concrets, et parce que c'est le faire qui crée les modèles. Il n'existe aucune bonne raison de penser qu'un seul modèle puisse permette de prendre en compte tous les aspects possibles du réel [3a] , mais c'est pourtant - et nous n'avons que trop tendance à l'oublier - ce que nous tentons de faire avec le langage.   

Duchamp veut pour la langue une grammaire active qui puisse "peser et mesurer " [M. D. note 26][in A.S. P43], une grammaire ouverte qui reste sensible à tous les impacts du concret et dont les règles ne laissent jamais oublier la concrétude du signe, ne fut-elle que sonore...    

"Si c'est une règle de grammaire que vous voulez : le verbe s'accorde avec le sujet en consonance ; le nègre aigrit, les négresses s'aigrissent ou maigrissent, etc... " [M. D. in 391 de Picabia 1921][in A.S. P44]    

Ce que Duchamp recherche au fond, c'est une grammaire du concret, et par conséquent ouverte à tous les accidents du possible. Mais au moment ou il rêve encore, avec quelque naïveté peut-être , de réformer le langage, il n'a pas encore vu que si les mots participent de la nature des choses, alors les choses participent aussi de la nature des mots, et que par conséquent, une  grammaire selon  ses désirs existe, à l'état incomplet, latent, congelé, dans la technique à dépasser. De là provient l'idée fondamentale du Grand Verre, à savoir celle "d'une réalité possible en distendant un peu les lois physiques et chimiques " [M. D. note 35] [ in A. S. P 103]    

Car les créations de la technique se déploient d'étrange manière. Elles déroulent leurs arborescences d'une façon fort similaire au fond à la manière dont se déplient et se dévident les productions d'un langage formel. Si l'on n'arrête pas le progrès, il faut bien voir, qu'au fond, il avance selon les articulations d'une syntaxe, syntaxe inconnue, certes, mais qui ressemble au mouvement de ces "machines à démontrer les théorèmes" dont rêva le mathématicien David Hilbert. Machines qui eussent été parfaites donc, si elles n'avaient au bout du compte présenté quelques défauts constitutifs dont Gödel montra un peu plus tard, en s'appuyant, oui, peut-être, justement, sur cette matérialité du signe dont nous avons parlé tout à l'heure, qu'ils constituaient des limites remarquables des langages, des langages formels au moins. 

Bref, la technique se déploie "comme un langage". 
On n'aboute pas les machines n'importe comment. Encore faut-il que leurs interfaces s'y prêtent, qui sont les traces de quelque chose d'équivalent à la syntaxe dans l'ordre du technique.  Et c'est bien ce souverain mépris des interfaces qui s'exprime dans ce collage technique que constitue "roue de bicyclette". Et il ne faudrait pas croire non plus que lorsque les interfaces sont inadaptéesz, il suffirait en somme d'en créer de nouvelles, différentes. Car il faut tout de même que le système "marche" et l'on ne peut - techniquement parlant - échanger indifféremment, un "qui" par un "quoi". Tout assemblage technique veut dire. Il le veut même désespérément. Il a un propos, l'usage convenu, précisément, ou plutôt, l'usage pré-vu, pré-dit. C'est par là, qu'il est de la langue. Et c'est par la syntaxe de ces prédictions, de ces petites prédictions incorporées dans chacun  composants d'un système, ,et qui s'assemblent en une prédiction plus grande, d'une portée plus vaste. Mais cela ne se produit que parce que les parties du système, d'une manière ou d'une autre, communiquent, "se parlent" comme disent de manière imagée et correcte leurs créateurs dans ces moments toujours un peu douloureux où le système s'avère - ou pas - un tout organique. Langage encore... 

Et par conséquent, si Gödel nous suggère que tout langage a des limites, que tout langage ne peut à lui seul dire tout le vrai, alors, le même Gödel du  même mouvement nous suggère un dépassement du langage par le faire.  Des mathématiques qui dépassent celles dont rêva un jour David Hilbert, et qui soient, irrémédiablement expérimentales. Des mathématiques du faire, c'est à dire, des mathématiques du "poiein",  puisque "poiein",  c'est faire. 

Alors, dans la mesure - assez large comme on l'a vu - où la technique ressortit du langage, il doit exister une technique qui sache s'affranchir, du pré-dit, du pré-vu. Mais est-ce encore de la technique, ou bien s'agit-il désormais d'autre chose, de quelque chose qui serait , justement, de l'ordre ou de la nature d'un "poiein" ? 

Mais pour dépasser la technique, il faut d'abord identifier l'étonnante étendue de son empire: "Les gens vivant à l'âge de la machine sont naturellement influencés, consciemment ou inconsciemment, par l'âge où ils vivent. Je pense que j'étais suffisamment conscient quand j'introduisis la dérision dans cette ère sacro-sainte. L'humour et le rire - pas nécessairement la dérision dépréciative - sont mes outils de prédilection" [M. D.][ in A. S. P29].    

On s'est habitué à ne voir dans les choses que ce que nous avons prévu et décidé qu'elles soient. Et nous en restons le plus souvent là, fascinés par l'efficacité déraisonnable des machines. Elles font - il faut le dire - selon toutes apparences assez exactement ce que nous avons médité qu'elles fassent. Mais cette impression  n'est en général que l'effet d'une vue un peu courte.   
L'usage des outils, des machines a aussi des conséquences à longue portée qui nous échappent dans une large mesure et pendant des durées assez considérables. L'amoncellement récent de quelques problèmes écologiques de conséquences assez vastes, montre bien que restreindre notre vision des choses à la perspective de leur usage prévu est d'un aveuglement redoutable.    

Mais il y a plus grave. Parce que nous n'avons plus guère autour de nous que ces objets, ces outils, ces machines que nous avons construits, nous en venons a projeter notre hantise technicienne du "pour quoi faire" dans maints domaines où pareille obsession est précisément hors de propos, où elle ne saurait avoir de sens définissable. Nous comprenons assez qu'il n'est pas raisonnable de prêter des sentiments ou des émotions aux machines, mais beaucoup moins qu'il soit encore bien plus ridicule de prêter un propos quelconque à des entités telles que le soleil, l'univers, un grain de sable, une girafe, la vie.   

Il n'est pas plus sérieux de se demander "à quoi servent" un éléphant, une montagne, une rivière, un virus, une galaxie, que de se demander quelle est la charge électrique de la jalousie ou la température d'un nombre premier. La nature n'est pas là pour faire quelque chose, elle n'est pas là dans un but, elle n'a pas de propos, pas de sens, parce qu'elle n'est pas là pour réaliser une prédiction d'ordre utilitaire ou technique.   

"La Nature a lieu, on n'y ajoutera pas" disait Paul Valéry. Voire.    

Peu de gens réalisent que seul l'objet construit par l'homme a un propos. Et c'est à ce point que la plupart des hommes en sont depuis longtemps venus à se sentir désarmés de n'en avoir pas un aussi. Et ils pleurent la mort de ce dieu qui leur faisait la grâce de les aider à se prendre pour des choses, il réclament à média que veux-tu qu'on leur assigne des buts, des valeurs, qu'on ait la bonté de donner un usage à leur vie. Et ils veulent tant pouvoir se prendre pour des choses qu'ils en meurent. Ils se suicident en nuées de ne point voir leur existence servir à quelque chose.   

Nous aurions pu rêver un dieu qui pousse, ou un dieu cristal, ou un dieu qui rêvasse, un dieu infiniment paresseux qui ne fasse vraiment rien, mais alors rien du tout. Mais ce n'est pas ce qui est arrivé. Nous avons rêvé un dieu créateur, un dieu potier pétrissant nos corps dans l'argile, comme nous pétrissons et chérissons nos choses, alors que nos corps sont histoire, alors que nos corps, par une liberté indicible, simplement adviennent. Pour rien.    

Et bien que Dieu soit mort, nous en sommes restés là, nous en sommes restés tous choses, choses les uns aux autres et chose à nous mêmes. C'est une qualité, une vertu assure-t'on désormais que l'objectivité. Mais nos passions ne sont pas pour si peu en reste, puisque la chose nous a soufflé l'objet de nos désirs et nos objets sexuels. Et nous voilà, les corps graves et lestés de tout cet appareillage sadique et masochiste de quoi nous participons tous - et pour cause, étant tous par nature techniciens - ne sachant plus très bien s'il reste encore un peu d'animal sous la chose. Incapables même de voir, aveuglés que nous sommes par cette mortelle gravité dont la chose a désormais coloré nos émois, l'évidence comique, aussi irréfutable qu'intime de notre propre réification  

Oh! Ce n'est pas tant que je trouve à redire à ces corps au travail [4] , à ces corps travaillés, à cette bouillie de matière, à cette chair-chose [5] fantasmagorique que vient hanter sans cesse l'angoisse redoutable de n'être que chose, mêlée de celle non moins redoutable de n'être pas chose. J'en suis, j'en participe, pas moins que vous, étant humain, faiseur d'objets et donc hanteur comme hanté d'objets.   

Je ne m'offusque pas des enfants qui jouent à être des voitures et qui vrombissent à cœur joie dans la cour de récréation, car je sais pour en être passé par là, que ces enfants savent parfaitement ce qu'ils font. Que les grands jouent à l'instrument dans les lits, et ne sachent pas identifier le fond de ce qui les agite, voilà qui devrait donner davantage matière à rire qu'à pleurer. On peut y voir la preuve qu'il existe une qualité d'innocence s'acquiert avec l'âge. Quant au reste, que pèsent quelques cadavres mouillés de foutre où même  quelques tronçonneuses qui s'égarent, devant cet autrement fascinant aspect des choses que révèle la première venue des statistiques automobiles.   

Simplement, comment peut-on encore entretenir des doutes quant à ce que pareil sérieux veux dire, quant à ce que sont les racines réelles d'une pareille gravité ? (Et de là vient peut-être l'idée de ce manieur de gravité qui était originellement prévu dans le Grand Verre).  Un être qui manipulerait la pesanteur, ou bien un être qui dynamiterait, qui dynamiserait le sérieux ?  

Ah! Ne voyez-vous pas, très saints matérialistes que vous êtes, qu'il y a lieu et place et même urgence pour "encore un effort... "[6] Ne sentez-vous donc pas comme une odeur de sacrifice. Ne voyez vous pas ce qu'il reste encore, là, de la sacro-sainte ordure au fond de vos lits ?   

A quoi ressemblerait l'amour si l'objet n'était pas venu s'incruster au coeur de nos émois les plus profonds et de nos troubles les plus troubles, c'est ce que les générations futures se feront un plaisir d'explorer, si tant est qu'une décontamination soit possible.   

Je sais qu'il n'y a pas d'autre inhumanité dans l'homme que celle qui nous vient de l'objet - et d'où voudriez-vous donc autrement qu'elle nous vienne - et disons que je m'entête à refuser cette prétendue fatalité, disons que je refuse de voir l'instrument de notre destin dans ce qui n'est guère plus que notre destin d'instrument Je sais que nous en avons un autre, plus grand, plus vaste, hors de propos, oui. Hors de tout propos.  

"Les gens vivant à l'âge de la machine sont naturellement influencés, consciemment ou inconsciemment, par l'âge où ils vivent. Je pense que j'étais suffisamment conscient quand j'introduisis la dérision dans cette ère sacro-sainte. L'humour et le rire - pas nécessairement la dérision dépréciative - sont mes outils de prédilection"    

Vraiment les machines ne rient pas - pas encore. Et cette absence de rire constitue la marque spécifique des choses sur quoi que ce soit d'humain. Les groupes et les individus qui comprendront les implications de la remarque ci-dessus, seront confronté à la nécessité d'utiliser cette absence du rire comme d'un critère ou d'une boussole.  Ce qui ne rit pas,  participe de l'instrument.   

Juché sur ses ready-mades Duchamp voit la totalité de l'art tel qu'il s'entendait encore à la Renaissance. Il en voit les limites, les leurres et les pièges, et aussi la nécessité et le plaisir de son dépassement. Et ce qu'il voit ne concerne pas seulement les Beaux Arts, sur l'étroitesse et la sclérose desquels il n'a jamais entretenu de doutes, (et avec lesquels il a définitivement rompu en 1912) mais tous les Arts. C'est à dire aussi bien les Beaux Arts que ceux qui le sont moins, c'est à dire aussi les diverses spécialités scientifiques, techniques, industrielles et artisanales.   

D'où ce rappel fantastique à la réalité et cet hommage sincère à Léonard de Vinci en 1919: "L.H.O.O.Q"...  
 

 
 
 
 
 Notes 
[1] - Et ce constat, il faut bien le dire, jette quelque lumière sur ce qui est ordinairement considéré comme folie. Le fou est d'abord celui qui n'use pas des choses de la manière convenue, et ceci, à commencer par le langage. Il suffit que l'usage soit convenu - même s'il est par ailleurs totalement irrationnel - pour que la suspicion de folie tombe. En témoigne le ressort comique de l'historiette de automobiliste qui entendant sur son autoradio une annonce selon laquelle un fou roule à contresens sur l'autoroute, conclut  " Comment ça un fou ? Ils sont des milliers... "  
L'appartenance à une communauté humaine se décide toujours en dernière analyse au niveau nécessaire, qui est celui de l'inter-opérabilité, requise par la survie du groupe. Cette inter-opérabilité repose sur un accord quant aux rituels techniques. Il n'est pas requis que la technique soit efficace, parce qu'il n'est pas toujours aisé d'en juger. Il suffit qu'elle soit convenue, parce que le jugement lui aussi repose sur l'accord des personnes impliquées quant à ce qui est.  
"Technique" doit être compris ici dans un sens très large, mais aussi très concret, qui peut recouvrir l'usage d'une certaine manière de tuer un cochon ou un bœuf ou un certain art de boire du vin ou de la bière.  
L'emploi d'une même langue n'est en général pas suffisant. La maîtrise de la langue locale, est un moyen nécessaire, mais généralement non suffisant de remédier à la condition d'étranger. L'exigence d'inter-opérabilité sous-jacente à la communauté est ordinairement marquée par métonymie, c'est à dire en extrayant des rituels techniques concrets, un élément qui vaut pour tous les autres, comme par exemple, le port d'un certain vêtement, ou une manière particulière de se coiffer. 

[2] - On se souvient de la rupture épistémologique opérée par Rimbaud quant toute technique, fut-elle poétique : "La main à la plume vaut la main à la charrue. Quel siècle à mains. Je n'aurai jamais ma main "  

[3] - Car la pudeur n'est rien d'autre que cette juste honte qui frappe ceux en qui l'amour démérite de la liberté.   

[3a] - Comme l'ont montré Gödel et Turing, il y a même quelques raisons de penser autrement. 

[4] - Le mot Français "travail" vient du Latin "trepalium" instrument de torture 

[5] - La vérité de la Vie est du côté du métabolisme, c'est à dire du processus, et non pas de la matière en tant que telle. La plupart des atomes qui nous composent sont totalement remplacés en l'espace de quelques mois. Comme le suspectait Sade, la Vie est essentiellement une organisation, un processus qui utilise les propriétés chimiques de la matière, en tant que substrat en quelque sorte, mais qui pourrait tout aussi bien utiliser un autre type de substrat. 

[6] - Sade - "Français, encore un effort si vous voulez être républicains "